«Cours d’eau et paysage dans l’histoire»
François Walter
Professeur d’histoire à la Faculté des lettres de l'Université de Genève
Les photographies de Nicolas Crispini, auxquelles ces propos liminaires veulent introduire, procèdent d’une toute autre démarche. L’artiste récuse la composition paysagère classique. Chez lui, le paysage devient image pure, souvent au ras du sol entre les cailloux, proche des diverticules végétaux, à fleur d’eau. Une surface étroite et fragile faite de fragments confrontée aux corridors fluviaux vivants, à ces grandes architectures de bois, de branches, de lianes. Il nous met au contact de la glace, de l’eau et de la terre, le nez dans le biotope. Manifestement, Crispini sait qu’en changeant d’échelle, qu’en voyant les choses de plus loin, inévitablement le point de vue serait gâché par le manque d’intégration des éléments du paysage et on sombrerait alors dans le jugement esthétique. Tout au contraire, son œuvre exprime en quelque sorte le degré zéro du paysage minéralisé ou végétalisé à l’extrême. C’est une sorte d’abstraction ou de minimalisme qui cherche les structures fondamentales des choses: des lignes, des formes archétypales et matricielles. Le festonnage des écrins de verdure et le graphisme des rubans graveleux construisent des motifs improbables. Les tatouages des sols, les accolades des branches, le dialogue des ombres et les rubans de lumière jouent à temps et à contretemps. Les textures en camaïeu des nappes d’eau alternent avec les formes pleines des galets et celles toutes lisses des ponts. Fiction et description se conjuguent donc ici. Il y a une objectivité brute des éléments naturels mais aussi une authentique expérience d’artiste qui dit la proximité du monde. Il injecte du signe pour renflouer le sens.
La fin du paradigme qui oppose la culture à la nature et autorise ainsi l’émergence de la conscience environnementale contemporaine suppose aussi l’épanouissement d’un nouveau regard artistique. Comme le dit Augustin Berque, «le paysage est en effet, par essence, l’expression qualitative du rapport des sociétés à leur environnement». La nôtre qui conjugue revitalisation, renaturation, idylle de la nature ensauvagée n’a sur ce point ni primauté, ni supériorité sur celle qui, au XIXe siècle, embellissait, rectifiait et domestiquait.
Aujourd’hui comme par le passé, le regard artistique contribue à cette expression selon des modalités diverses. On sait par exemple que ce qu’on désigne comme le Land Art depuis la fin des années 1960 est fortement engagé dans la réaffectation de territoires détruits ou saccagés par les activités humaines. La réhabilitation des friches industrielles a fourni de magnifiques occasions dans les pays miniers quand les terrils se muent en paysages et promenades. D’une manière générale, ces formes nouvelles de l’art appréhendent l’espace naturel comme moyen de renouveler les relations entre l’homme et son environnement à travers des formes de perception polysensorielles et des expériences cénesthésiques où le corps participe pleinement par le contact direct avec les éléments. Encore a-t-il fallu inventer un nouveau langage paysager.
Aujourd’hui aussi, il est souvent question du développement durable. Avec d’autres, Genève a souscrit aux objectifs de l’Agenda 21 qui se devait de concrétiser les acquis du sommet de la terre à Rio de Janeiro en 1992. Dans le projet de société plus équitable, d’économie plus efficiente et d’environnement mieux préservé, y a-t-il une place pour l’art? Mieux, l’art ne devrait-il pas figurer comme composante de l’agenda 21? Les nombreux documents de ce qu’on appelle «le suivi de Rio» n’y
ne prêtent à vrai dire guère d’attention en se bornant à souhaiter une répartition plus équitable des ressources dites culturelles. Rien d’étonnant à ce que les nouveaux paysagistes des contrats de rivière, ces parangons de la durabilité, n’aient pas les artistes comme partenaires! Sous le label de la renaturation, le génie biologique fabrique aujourd’hui de nouveaux paysages. Pourquoi donc faudrait-il lui abandonner le monopole de cette création?
Le déficit culturel du modèle de développement durable est patent. Et pourtant, l’art contemporain peut aussi exprimer une esthétique écologique fondamentalement relationnelle. À défaut encore de participation concrète de l’art au projet aménagiste, ce livre veut contribuer à une nouvelle intégration du regard de l’artiste. La nature n’est plus seulement un objet mais elle interfère avec le sujet regardant et agissant. On s’en rend parfaitement compte avec les images de Nicolas Crispini. Discret, le photographe s’insinue parfois dans la transparence de son ombre portée au giron d’un tourbillon ou d’une empreinte au travers d’un feuillage. Ces autoportraits rappellent la manière de Gustave Roud, le poète-photographe. Ici ils expriment la connivence existentielle avec les éléments de la biosphère. Ainsi, l’artiste ne se borne pas à traquer les formes parfaites dans la nature mais de son regard naissent des formes nouvelles au-delà de l’esthétique. Ce n’est pas de l’Ecoart ni du Land Art au sens d’une création artistique dans l’environnement. Chez lui, l’art est d’abord une forme de connaissance qui permet de saisir la mobilité des choses. Tout le contraire d’une muséification des formes. Crispini réinvente ainsi le lieu sans y toucher.