Nicolas Crispini

Flumen

2002 - 2005

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«Cours d’eau et paysage dans l’histoire»

François Walter
Professeur d’histoire à la Faculté des lettres de l'Université de Genève

Les photographies de Nicolas Crispini, aux­quelles ces propos liminaires veulent intro­duire, procèdent d’une toute autre déma­rche. L’artiste récuse la compo­sition paysagère clas­sique. Chez lui, le paysage devient image pure, souvent au ras du sol entre les cailloux, proche des diverticules végé­taux, à fleur d’eau. Une surface étroite et fragile faite de fragments confrontée aux cor­ridors flu­viaux vivants, à ces grandes archi­tectures de bois, de branches, de lianes. Il nous met au contact de la glace, de l’eau et de la terre, le nez dans le biotope. Manifestement, Crispini sait qu’en changeant d’échelle, qu’en voyant les choses de plus loin, inévita­blement le point de vue serait gâché par le manque d’inté­gration des éléments du paysage et on sombrerait alors dans le jugement esthé­tique. Tout au con­traire, son œuvre ex­prime en quelque sorte le degré zéro du paysage minéra­lisé ou végétalisé à l’extrême. C’est une sorte d’ab­straction ou de minimalisme qui cherche les structures fonda­mentales des choses: des lignes, des formes archétypales et matri­cielles. Le feston­nage des écrins de ver­dure et le graph­isme des rubans graveleux construisent des motifs imp­robables. Les tatouages des sols, les accolades des branches, le dialogue des ombres et les rubans de lumière jouent à temps et à contretemps. Les textures en camaïeu des nappes d’eau alternent avec les formes pleines des galets et celles toutes lisses des ponts. Fiction et description se conjuguent donc ici. Il y a une objectivité brute des élé­ments naturels mais aussi une authentique expérience d’artiste qui dit la proximité du monde. Il injecte du signe pour renflouer le sens.

La fin du paradigme qui oppose la culture à la nature et autorise ainsi l’émergence de la cons­cience environ­nementale con­tem­poraine sup­pose aussi l’épanouis­sement d’un nouveau regard artistique. Comme le dit Augustin Berque, «le paysage est en effet, par essence, l’ex­pression quali­tative du rapport des sociétés à leur environ­nement». La nôtre qui conjugue revitalisation, re­naturation, idylle de la nature ensauvagée n’a sur ce point ni primauté, ni supériorité sur celle qui, au XIXe siècle, embel­lissait, rectifiait et domestiquait.

Aujourd’hui comme par le passé, le regard artistique contribue à cette ex­pression selon des modalités diverses. On sait par exemple que ce qu’on désigne comme le Land Art depuis la fin des années 1960 est fortement engagé dans la réaf­fectation de ter­ritoires détruits ou sac­cagés par les activités humaines. La réha­bilitation des friches indu­strielles a fourni de magni­fiques oc­casions dans les pays miniers quand les terrils se muent en pay­sages et promenades. D’une manière générale, ces formes nouvelles de l’art appréhendent l’espace naturel comme moyen de renouveler les relations entre l’homme et son environ­nement à travers des formes de percep­tion poly­sensorielles et des expériences céne­sthé­siques où le corps participe pleinement par le contact direct avec les éléments. Encore a-t-il fallu inventer un nouveau langage paysager.

Aujourd’hui aussi, il est sou­vent question du dévelop­pement durable. Avec d’autres, Genève a souscrit aux objec­tifs de l’Agenda 21 qui se devait de concrétiser les acquis du sommet de la terre à Rio de Janeiro en 1992. Dans le projet de société plus équitable, d’éco­nomie plus ef­ficiente et d’environ­nement mieux préservé, y a-t-il une place pour l’art? Mieux, l’art ne devrait-il pas figurer comme composante de l’agenda 21? Les nombreux documents de ce qu’on appelle «le suivi de Rio» n’y ne prêtent à vrai dire guère d’attention en se bor­nant à souhaiter une réparti­tion plus équitable des ressources dites culturelles. Rien d’étonnant à ce que les nouveaux paysagistes des contrats de rivière, ces parangons de la durabilité, n’aient pas les artistes comme partenaires! Sous le label de la renaturation, le génie bio­logique fabrique aujour­d’hui de nou­veaux paysages. Pour­quoi donc faudrait-il lui abandon­ner le monopole de cette création?

Le déficit culturel du modèle de développement durable est patent. Et pourtant, l’art con­tem­porain peut aussi exprimer une esthétique écologique fonda­mentalement rela­tion­nelle. À défaut encore de parti­cipation concrète de l’art au projet aménagiste, ce livre veut contribuer à une nouvelle inté­gration du regard de l’artiste. La nature n’est plus seulement un objet mais elle interfère avec le sujet regar­dant et agissant. On s’en rend parfai­tement compte avec les images de Nicolas Crispini. Discret, le photo­graphe s’insi­nue parfois dans la trans­parence de son ombre portée au giron d’un tourbillon ou d’une empreinte au travers d’un feuillage. Ces auto­portraits rappellent la ma­nière de Gustave Roud, le poète-photographe. Ici ils expriment la con­nivence existentiel­le avec les éléments de la biosphère. Ainsi, l’artiste ne se borne pas à traquer les formes parfaites dans la nature mais de son regard naissent des formes nouvelles au-delà de l’esthétique. Ce n’est pas de l’Ecoart ni du Land Art au sens d’une création artistique dans l’environ­nement. Chez lui, l’art est d’abord une forme de connaissance qui permet de saisir la mobilité des choses. Tout le contraire d’une muséi­fication des formes. Crispini réinvente ainsi le lieu sans y toucher.


Exposition à la Maison Tavel, Genève, 2006
Expositions

Maison Tavel, Genève
«Rives et cours d'eau du bassin genevois»,
du 7 avril au 15 octobre 2006
Publications

Nicolas Crispini, «Flumen»,
texte de François Walter,
Donner à voir, 2006