Nicolas Crispini

Nicolas Crispini
Paris, novembre 2016 – Collex, février 2017

Novembre, place du Palais-Royal, 9 heures 35. Il y a quinze jours, une tempête a balayé La Manche. À trois encablures des berges de la Seine, un humain est échoué sur l’angle d’un trottoir. Enveloppé par les effluves chauds et âcres qui montent du métro, défait de tout son long sur un lit d’infortune. La nuit a été froide.

Ce présent immobile qui surgit en travers du chemin m’arrête. Est-il en difficulté, serait-il mort ? Son souffle si léger bruisse à peine, étouffé par les vagues régulières de voitures. À son approche, les passants accélèrent l’allure et changent de bord au plus vite pour éviter tout contact. Certains l’enjambent au dernier moment. L’un d’eux glisse, mais se rattrape en jetant un regard acerbe. Attention Fragile avertit pourtant un fragment de l’écueil. Aux abords du Louvre, les touristes sont déjà en ordre de marche. Inquiets par cette confrontation qui ne figure pas au programme de la journée, ils fixent l’homme couché, tournent la tête, puis protégés de l’autre côté de la rue, se retournent une dernière fois comme pris de remords. Ils ne pensaient pas être partis en vacances à Lampedusa, ni sur la mer Egée.

Est-ce vrai que « Le monde appartient à ceux qui ne ressentent rien» comme l’écrit Fernando Pessoa? Un jeune couple de Japonais s’accroupit devant le naufragé pour s’exposer dans des selfies singuliers : Nous et l’Africain sans demeure. La misère humaine ne se trouve pas toujours où on croit la voir. Que penser de cette image aveugle? En une seconde, elle peut franchir tous les océans, le rêve de tout réfugié. Les amoureux se relèvent en riant, s’embrassent et vont rejoindre la file de visiteurs qui attendent pour admirer un sourire figé, une Vénus mutilée ou ce célèbre radeau. Iront-ils aussi poser devant le tableau de Géricault, dont la vision «n’est pas toujours conseillée aux âmes sensibles tant il est réaliste» prévient le guide?

Immobile, je regarde le jeune Africain. Je l’attends, l’observe, hésite à le réveiller. Sa main est accrochée à un maigre butin. Des pigeons tournent autour de lui, se posent, s’envolent à nouveau, reviennent en plus grand nombre dans l’espoir de trouver une miette oubliée. Ils ressemblent au couple japonais : excités, sans-gênes, bruyants. L’homme est dérangé par l’un d’eux. Il bouge, se retourne, me regarde à peine surpris par ma présence. Je le salue, il ne répond pas, me regarde à nouveau, puis s’assied et me parle. Il vient de Somalie, un village sur la côte de la mer Rouge. Me dit qu’il est loin son pays, si beau face à la mer. Mais trop de misères, trop de guerres, trop de morts jonchent son histoire… « Tu sais, c’est un long voyage pour venir jusqu’ici. Des amis se sont perdus dans le désert, d’autres ont disparu dans la mer. » En Europe, on les nomme «migrants ». En Afrique, le retour des hirondelles n’annonce jamais le printemps. Qu’aurions-nous fait à leur place ? Il me raconte que pour la deuxième fois, on a détruit son toit ; mais à Calais, il a préféré fuir la Jungle avant d’être chassé. « Je ne suis pas un animal. » Il veut savoir si je connais un passage pour franchir la mer, pour aller sur cette terre où aucune personne ne l’attend. Je m’assieds sur le trottoir. Il me propose un carton, puis me demande d’où je viens, qui je suis. Je lui montre les fragments que j’ai fait de son corps avec mon téléphone. Il est surpris du cadrage, ne comprend pas pourquoi je fais des photographies pas belles. « Tu peux les montrer, si tu veux. On ne voit pas mon visage…» et rajoute « Ici, tu sais, je suis Personne. » Comme Ulysse pour échapper au Cyclope et retrouver sa maison, il sait que ce nom, plutôt que celui que lui avaient donné ses parents, est gage de salut. «Je ne suis personne» livre un jour Fernando Pessoa – alias Fernand Personne. La présence et l’absence confondues en un seul mot, en un seul mystère. Profondeur de l’être ou de ne pas être. Une odyssée dont nul ne revient.

Il m’interroge sur ma destination. J’hésite à lui dire qu’en fin de journée, après un court voyage, j’aurai retrouvé les miens. En plaisantant, il me demande si je peux le prendre dans ma valise, qu’il se fera petit, très petit. Je lui réponds qu’il en faudrait au moins trois, il est si grand. Avant que nous nous quittions, il me glisse en souriant : « Tu sais, je suis un bois mort venu d’Afrique… Mais le bois… ça flotte». Oui, un être vivant à la dérive, sans voiles ni safran. Juste une lueur dans son regard, un reflet dans le mien. Il ne me quitte plus, présence invisible aujourd’hui couchée sur le papier. Est-ce ainsi que les humains vivent et flottent dans le rêve d’un autre… Personne?


Expositions

«Odyssée. Profondeurs de champs»
Mars - avril 2017
Ferme-Asile, Sion